La septième horloge du professeur Tournelune

Publié par Bernard Guy, le 23 avril 2019   1.4k

Une horloge à balancier ne lui eût donné que des indications fausses par suite de la diminution de la pesanteur ; mais une montre, mue par un ressort n’est pas soumise aux effets de l’attraction

Jules Verne, Hector Servadac, 1877

 

Le professeur Tournelune était un maniaque du temps ; il ne cessait de le traquer avec toutes sortes d’instruments. Grand lecteur de Jules Verne, il avait compris que si, sous l’effet d’un effroyable cataclysme provoqué par la collision avec un astéroïde géant, la terre perdait une partie de sa masse, ses horloges à pendule et à poids, mues la gravitation terrestre, allaient se dérégler. Cela était certainement plus grave que tout le reste. Après de longues réflexions, il avait conclu que, s’il voulait disposer d’un temps sûr, il lui fallait transporter en permanence pas moins de six horloges. Il ne se séparait pas de cet équipage qu’il faisait déménager par deux de ses fidèles assistants.

 

C’est bien simple, expliquait-il, pour construire une horloge, nous avons besoin de deux systèmes combinés : - le premier entraîne un mouvement rendant visible le temps (ainsi que, de façon inséparable, l’espace). Appelons-le le moteur, il tire un fil du temps ; – le second découpe ce fil en petits morceaux pour le graduer et faire des comptages (telle la roue à échappement des horloges mécaniques) : appelons-le le sécateur. Il y a deux grandes forces de la nature facilement  accessibles, la force électromagnétique et la force gravitationnelle. Le moteur et le sécateur peuvent fonctionner chacun grâce à l’une de ces deux forces ; cela fait quatre possibilités. A ces dernières, nous pouvons en rajouter deux, celles où l’on se passe du sécateur : dans ce cas, les subdivisions temporelles ne sont pas dictées par un phénomène naturel, mais calibrées par l’homme. Nous référant au moteur, puis au sécateur, nous noterons les horloges GG, GE, EE, et EG, suivant que la force gravitationnelle (G) ou électromagnétique (E) est utilisée, auxquelles on rajoute les horloges G et E sans sécateur.

 

 A l’époque où je l’ai rencontré, le professeur Tournelune avait les six horloges suivantes :

  • GG : une bonne vieille horloge de nos grands-mères, avec un mouvement entraîné par des poids (action de la pesanteur), et un temps découpé à l’aide d’un balancier également soumis à l’attraction gravitationnelle.
  • EG : une horloge avec des aiguilles mécaniques dont le mouvement est actionné par un moteur électrique (E) alimenté par une pile (le ressort de Servadac rentrerait dans la même catégorie) ; la régulation est encore faite par un balancier docile à la pesanteur (G).
  • GE : le moteur est actionné par un système de poids (G), mais le sécateur est mu par un électro-aimant commandé par un circuit électrique oscillant (E).
  • EE : l’instrument combine le moteur électrique de la deuxième horloge (E) et le sécateur également électrique de la troisième (E).
  • G : horloge hydraulique (amélioration des anciennes clepsydres) : un filet d’eau s’écoule d’un réservoir sous l’effet de la pesanteur (G) et la quantité écoulée renseigne sur le temps passé.
  • E : bougie allumée dont on repère la variation de longueur à mesure qu’elle fond : la combustion de la mèche fait intervenir une réaction chimique dont la vitesse est fonction des forces électro-magnétiques (E) cachées dans la matière.

 

On comprend pourquoi Tournelune avait besoin d’assistants pour véhiculer ses six horloges à ne brutaliser sous aucun prétexte. Sans compter le soin pour remonter les mécanismes, surveiller la charge des piles électriques et du réservoir d’eau, et remplacer les bougies au moment opportun. En bon scientifique, le maître avait passé des heures à intercalibrer ses instruments. Les quatre premiers possédaient des aiguilles : il n’avait pas suivi les progrès de la technique permettant un affichage électronique du temps et se passant de pièce mobile (si ce n’est la vibration d’un cristal de quartz et un ballet de particules dans les fils d’un système électrique). Il gardait chez lui de nombreux systèmes ingénieux et délicats qu’il n’osait déplacer ; ils combinaient les forces électromagnétiques et gravifiques, comme dans les musées d’horlogerie de France et de Suisse où il allait à la première occasion.

 

Pourquoi voyager avec six horloges ? Tournelune avait très peur que, suivant l’environnement où il se trouvait (marqué par un champ gravitationnel et/ou électromagnétique variable) des dérives inacceptables apparaissent dans le fonctionnement de ses engins. Chaque phénomène devait contrôler l’autre. Suivant les écarts observés, c’est-à-dire suivant que ses instruments étaient portés au fond des gouffres ou au sommet des montagnes, aux pôles ou à l’équateur, suivant que le temps était beau ou au contraire orageux, il avisait. Autre façon de dire : ce n’était pas la fin de ses soucis ! Quand une horloge dérivait par rapport à une autre, il se plongeait dans de longues heures de travail. Fallait-il mettre en cause un changement inopiné et durable de la taille de la terre, ou plutôt un orage électromagnétique passager ? Et puis, tout bien réfléchi, quand il n’y avait pas de différence, n’était-ce pas que les deux forces se modifiaient de conserve dans les mêmes proportions, cachant une dérive intolérable dans l’écoulement du temps ? Il en avait conclu qu’il devait construire un observatoire mesurant en permanence le champ de pesanteur et les multiples composantes du champ électromagnétique. Sans oublier une horloge atomique dernier cri, mais c’était trop cher pour lui ; et il lui aurait fallu acheter deux horloges atomiques, pour être sûr que la première ne dérivât point…

 

Un jour qu’il était particulièrement déprimé par les impasses où il était réduit, un de ses amis lui rendit visite. « Toutes ces horloges à base de physique, c’est assommant ! Pourquoi ne pas te fier à une horloge biologique ? Certes, la physique y est cachée, mais le résultat est en rapport plus direct avec la vie. Tu es un être vivant, c’est tout ce qu’il te faut. » Le professeur fut sensible à ces remarques, et se souvint de l’ours du jardin zoologique. Voilà mon affaire ! dit-il sans plus d’explication…

 

Quand je suis retourné chez lui quelques mois plus tard, je fus surpris par l’odeur ressentie au seuil de sa porte : je compris l’origine de ma gène quand je vis la cage disposée dans son vaste salon : imperturbable, le vieil ours y faisait des allers et retours avec la régularité d’un métronome. Un détecteur s’activait à chaque fois que l’animal atteignait une extrémité de son logis. Les secondes, les minutes et les heures s’en suivaient, le professeur en avait fait son affaire. Dorénavant, c’était sur cette horloge qu’il réglait sa vie. Il en était satisfait. Il avait trouvé un compagnon et son temps allait avec lui.


Image associée: à défaut du professeur Tournelune, image de Palmyrin Rosette son cousin et presque sosie, ami d'Hector Kervadac (héros de Jules Verne)

http://www.lesia.obspm.fr/perso/jacques-crovisier/JV/verne_HS.html