Pour une pédagogie de ce qui fait peur : bienveillance et subjectivité

Publié par Camille Roelens, le 12 mars 2018   1.9k

Démocratie, représentations subjectives et conséquences objectives

 

« C’est très subjectif ce que vous dites… » ; « ce n’est pas raisonnable, les chiffres montrent que… » ; « les craintes que vous cherchez à agiter ne sont pas sérieuses… » ; « comment peut-on ne pas tenir compte de telle information qui est pourtant largement démontrée ? ... » ; « comment peut-on croire une chose pareille ?… »

 

            Petit florilège qui ne se veut rien de plus qu’illustratif de quelques formules que l’on retrouve fréquemment dans le débat public, le flux médiatique, les échanges au sein d’une entreprise ou d’une administration. Dans ces exemples, il semble que celui qui parle trace une frontière claire entre un cercle de la raison, dont il marque le centre, et un cercle de la subjectivité, de la peur infondée, du manque de maturité peut-être, où l’autre, celui qui n’entend pas ses arguments, se trouverait. On peut admettre que cela ne constitue pas le départ le plus serein qui soit pour transmettre une connaissance scientifique, et tout particulièrement dans le cas des activités de vulgarisation à destination d’un public que rien ne contraint à venir écouter.

            L’objet de cet article est d’approcher, d’un point de vue philosophique, une question que l’on pourrait formuler ainsi : pourquoi y a-t-il parfois des nouvelles et des savoirs qu’un individu n’a pas envie d’apprendre, quelle que soit la rigueur et la scientificité avec lesquelles le contenu à transmettre est établi ? Ou, pour le dire autrement, comment apprendre de mauvaises nouvelles, des savoirs angoissants ? Précisons ici que le fait même d’entrer dans la culture, d’enrichir ses savoirs, peut être porteur d’une angoisse à ne pas négliger lorsqu’on se préoccupe de transmission, comme l’a montré S. Boimare dans son ouvrage L’enfant et la peur d’apprendre, paru en 1999 et multi-réédité depuis. Dans ce texte il s’agit, si l’on ose dire, d’aggraver la situation et de supposer que le savoir à transmettre est en lui-même de nature angoissante pour celui qui le reçoit. Je remercie ici Georges-Marie Saulnier, du CNRS et de l’Université Savoie Mont Blanc, pour la discussion, à propos de la climatologie et de la communication des résultats qu’elle produit, que nous avons eue lors du colloque « Savoirs experts-Savoirs profanes » et qui est un des points de départ de la présente réflexion.

            C’est un premier point qu’il me semble possible d’envisager : la non-réception par un individu d’un savoir expert qui lui est communiqué ne remet pas en cause l’expertise et la rigueur scientifique du propos lui-même, mais plutôt le souci pédagogique de celui qui transmet. L’expert scientifique est le plus souvent tout à fait fondé à produire des données précises et vérifiables sur le cosmos, à les analyser avec une méthodologie rigoureuse, à en tirer des conclusions potentiellement réfutables par d’autres expériences. Mais que la découverte de ces résultats vulgarisés produise chez celui à qui ils sont communiqués une fascination ou une angoisse (Pascal disait : « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie »), cela ne dépend pas de la rigueur du processus scientifique à l’œuvre mais bien de la subjectivité de chacun. Cela est essentiel dans le rapport que les individus peuvent avoir à la connaissance présentée, l’envie d’approfondir leur compréhension ou de « passer à autre chose », de tirer des conséquences de ce qui est proposé ou d’attendre avec impatience un autre discours, peut-être moins rigoureux, mais qui au moins prend acte de leurs angoisses et ne les attise pas sans filtres ni accompagnement. Il semble vain de le déplorer et problématique de l’ignorer.

            Il en va, précisément, du mode de structuration de nos sociétés démocratiques et libérales : si l’on donne à tous des droits égaux, notamment celui de faire des choix, on admet par là même qu’une part importante de subjectivité entre dans le fonctionnement collectif. En effet, les représentations que les individus ont de tel ou tel projet, de tel ou tel concept, de tel ou tel produit orientent, qu’elles soient fondées ou non rationnellement, les choix politiques (par le vote, notamment), les choix de consommation, les choix de comportement dans l’immense espace que jadis structurait ce que l’on a pu appeler un ordre moral. Pour le dire de façon plus concise, la liberté de choix implique que les représentations subjectives des individus aient très vite des conséquences tout à fait objectives et tangibles sur le fonctionnement collectif. Pourquoi alors, les mépriser a priori ?

            Est-ce à dire qu’il faille, et que l’on puisse, quand on enseigne où que l’on communique sur sa recherche, se contenter de laisser chacun clos sur ses propres représentations ? Certes non, mais il semble clair que mépriser les représentations de l’autre au prétexte qu’elles seraient moins objectives et moins assises rationnellement que les miennes propres risque de me priver, même si cela est vrai, de toute chance de voir mon autorité reconnue et donc de pouvoir transmettre et être « reçu ». Comment partir des représentations de l’autre sans y rester ?

            Là commence la pédagogie. Le terme n’est pas employé ici au sens savant, comme science du transmettre et de l’apprendre pouvant mobiliser un panel très varié de connaissances académiques, des neurosciences à la philosophie et de la linguistique à la sociologie. Il faut ici entendre pédagogie au sens courant, lorsqu’on dit de telle ou telle personne qu’elle devrait « faire preuve de pédagogie » plutôt que d’imposer un projet apparaissant à tous sauf à elle-même obscur, sans objet, et néanmoins très dérangeant pour l’ensemble des équilibres subtilement construits dans le jeu des pratiques et des ajustements. C’est l’art subtil de partir des représentations de l’autre, non pour y rester, mais pour savoir comment rendre désirable le fait d’en sortir. Le terme existe déjà pour désigner cette logique : l’individualisation, très employée en particulier dans les instructions officielles du Ministère de l’Éducation Nationale pour la période de scolarité obligatoire. Mais l’individualisation semble pouvoir signifier davantage que simplement un plan de travail adapté ou une progression conçue sur mesure après une première évaluation visant à déterminer le « niveau » de la personne dans la maîtrise de telle ou telle compétence. « Individualiser », ce peut être de façon bien plus profonde de tenir compte de l’individu concret à qui s’adresse la parole magistrale, scientifique, et non uniquement de l’être de raison. Un individu à qui l’on peut démontrer statistiquement qu’il a plus de chance de mourir d’un accident de voiture que d’une morsure de serpent, mais qui n’en sera pas plus serein lorsqu’il marche dans les hautes herbes. Un individu à qui l’on peut démontrer tout aussi rigoureusement que prendre l’ascenseur est plutôt moins dangereux que traverser la route, mais qui n’en sera pas plus ni moins claustrophobe pour autant. Un individu à qui l’on ne pourra pas démontrer par une étude balistique que « si les poteaux avaient été ronds à Glasgow en 76 les verts auraient gagné la coupe d’Europe », mais qui en sera peut-être persuadé toute sa vie. Il en va en réalité de deux plans différents : il y a ce que la science peut établir en se basant sur la méthode scientifique, qui n’est pas réfutable scientifiquement par le seul ressenti des individus, mais il y a aussi ce que les individus pensent et ressentent, qui n’est pas réductible à la seule somme des connaissances scientifiques qui leur auront été transmises.

 

Ce ne sont que quelques exemples, mais qui permettent bien de comprendre les limites d’une posture qui accepte de passer du savoir assené de façon magistrale au savoir présenté de façon plus rigoureuse et découpée, mais qui ne s’écarte pas du savoir, de la raison, du chiffre et de la preuve. Non pas, bien sûr, qu’il faille renoncer à ces éléments de rigueur, mais, plutôt qu’il faille admettre qu’ils sont à eux seuls d’un froid si rigoureux que seuls les spécialistes osent mettre le nez dehors. Ce positionnement semble de plus être d’une contre-productivité croissante dans le contexte démocratique contemporain. En effet les personnes, à qui l’on prétend (lorsqu’on occupe une place d’autorité) éclairer quelque route que ce soit par la science qu’on cherche à transmettre, ont et conservent (en leur for intérieur ou de la façon la plus affichée) le droit inaliénable de ne pas écouter, de ne pas tenir compte.

 

Jusqu’à une période récente, à la connaissance révélée, sacrée donc indiscutable s’opposait la connaissance scientifique, fruit d’une démonstration et d’un travail rationnel. À l’opposé de ce que Pascal appelait les coutumes et les costumes qui seuls tenaient lieu de sciences aux médecins de son temps, le savoir aurait une valeur en lui-même, indépendamment du costume de celui qui le porte. A. De Saint-Exupéry en a donné une illustration célèbre avec l’astronome turc qui doit à l’occidentalisation de son pays par M. Kemal et à l’abandon du costume traditionnel de voir ses théories reçues par la communauté scientifique internationale après avoir été rejetées.

 

A. de Saint-Exupéry, Le Petit Prince. (1945/1999, p.21)

            Comment résumer, en quelques mots, l’idée majeure qui sous-tend cette « démonstration » que propose Saint Exupéry ? « Le savoir est le savoir, la science est la science, et sot est celui qui en regarde la forme et non le fond… ». Dans une optique de recherche, un congrès, ici d’astronomie sans doute, entre pairs, on peut envisager de l’admettre. Mais faire acte de médiation et de pédagogie, ce n’est précisément pas montrer le savoir tel qu’il est, mais tel qu’il donne envie d’être regardé, tout en restant, au fond, ce qu’il est. Où l’on retrouve, en creux, la célèbre maxime attribuée à Confucius: «  Quand on lui montre la Lune du doigt, l'imbécile regarde le doigt ». Autrement dit, il y a les imbéciles, et ceux qui savent reconnaître le savoir qu’on leur montre. Sans remettre en cause le propos en lui-même, il appelle une question : et si le doigt, au lieu de montrer la lune, vous pointe vous, oui, vous, au milieu d’une assemblée qui se retourne vers vous, vous scrute, guette vos réactions, et qu’à ce moment d’inconfort le savoir (tout objectif, rationnel et scientifiquement établi qu’il soit) vous est asséné, êtes-vous favorablement disposé à le recevoir, à vous l’approprier ? Et quand ce type de rapport s’installe, à chaque fois que l’on rappelle un chiffre, on enfonce un clou… Cela peut expliquer qu’il puisse à la fois y avoir de plus en plus de « communication » et de moins en moins d’échanges, tout simplement parce que l’échange implique l’intercompréhension là où la communication, lorsqu’elle alterne chiffres et éléments de langage, est propice à l’incompréhension réciproque, et en définitive au repli de chacun sur ses positions, dans une attitude de défiance renouvelée et renforcée.

            À l’inverse, s’assurer du bien-être de la personne à qui l’on entend parler avant de lui parler, mettre à l’aise, faire œuvre de bienveillance au sens large (« bien veiller », c’est-à-dire être attentif aux spécificités d’un contexte et de chaque individualité qui s’y trouve et à qui l’on prétend enseigner ; « bien veiller sur », c’est-à-dire faire preuve de sollicitude, d’empathie envers l’autre ; « bien veiller à » proposer un accompagnement sur mesure en fonction des vulnérabilités et des aspirations de chacun), ce n’est pas perdre du temps de transmission des savoirs, mais plutôt se donner une chance que la transmission des savoir ne soit pas une perte de temps, manière d’assaillir de bruits sans sens un « récepteur » hermétiquement clos.

            S’ajoute à cette première contrainte celle du malaise que peut provoquer le savoir lui-même, déjà évoqué en référence à S. Boimare. Pour un point de vue des philosophes de l’éducation sur la question, je ne peux sur ce point que renvoyer, en bloc et en détail, au travail de Marie Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi dans Transmettre, apprendre (2016) :

 

« Le savoir le plus abstrait et le plus désincarné n'en continue pas moins d'habiter des personnes pour lesquelles son appropriation représente une épreuve subjective et son maniement un enjeu intime. Il y a une dimension passionnelle au moins latente dans toute expérience d'acquisition d'une connaissance. Elle est d'une ambivalence remarquable. D'un côté, elle constitue un accroissement de la puissance subjective, elle contribue au sentiment de maîtrise. Elle rassure et conforte, en insérant dans le cercle de ceux qui sont au courant. Mais elle est également porteuse de menace et d'insécurité, de l'autre côté, par l'exposition d'abord à la crainte de ne pas comprendre et de ne pas dominer ce dont vous apprenez de la sorte l'existence, puis en raison du décentrement qu'elle impose au regard de votre univers spontané et du remaniement des repères familiers auquel elle oblige. Elle interpelle et bouscule, en entraînant hors de chez soi. On peut aimer le dépaysement, on peut aussi le redouter.

C'est cette implication subjective qui charge inévitablement d'affect la relation en principe d'une stricte neutralité institutionnelle engagée dans l'opération d'enseignement. Le fait est notoire, sans qu'on se soit suffisamment préoccupé de l'interroger: il y a ceux qui rebutent, voire interdisent, et il y a ceux qui donnent envie, ou en tout cas facilitent. » (p.108)

 

            Le philosophe de l’éducation É. Prairat a publié récemment un ouvrage, intitulé Éduquer avec tact (2017), où il insiste précisément sur l’importance de prendre soin à la fois de l’autre et de la relation que l’on tente d’installer avec lui lorsqu’on envisage de lui transmettre quelque contenu culturel. Il écrit :

 

« Bien parler à quelqu'un est une exigence première, antérieure à toute préoccupation didactique, à toute envie d'expliquer ou de démontrer. Le bien parler (eu legein), faut-il le rappeler, a deux sens; il signifie l'art du discours, l'art de bien dire, la rhétorique; il signifie aussi dire ce qu'il faut dire. En ce second sens, bien parler à quelqu'un c'est le respecter dans son identité et son intimité, c'est maintenir une distance symbolique qui est toujours pour lui une distance protectrice » (2017, p.75)

 

            Il est plus aisé d’admettre le principe que de le mettre en œuvre. En effet, cela implique pour celui qui transmet une capacité à interroger et à comprendre rapidement son environnement, mais aussi à s’intéresser sans jugement ni voyeurisme à ce qui constitue l’identité propre, la subjectivité de celui à qui le message est adressé. Qu’est-il disposé à entendre ou non et à quelles conditions ? Comment garantir une relation d’échange qui, si elle se brise implicitement ou explicitement, ne permet plus la transmission fut-ce du contenu le plus solide théoriquement et empiriquement qui soit ?

 

Développement « sur le râble »

 

            Qu’on me pardonne ici un si faible jeu de mots avec la notion consacrée de « développement durable », et, je le précise tout de suite, l’objet n’est pas de faire œuvre de climato-scepticisme ou de nier l’importance des enjeux climatiques dans le monde actuel. L’idée est, bien davantage, de chercher à comprendre ce qui pourrait permettre de donner envie ou de faciliter une appropriation par les individus de ces enjeux, davantage que d’entretenir un sentiment de contrainte, d’inégalité parfois, de dérangement des habitudes auxquelles on tient que provoque nombre de politiques publiques visant à favoriser le « développement durable ». Il semble en effet qu’une exemplification parlante de ce qui précède puisse être proposée en le situant sur ce terrain (auquel l’école est sensée, d’après les instructions officielles de l’éducation nationale, former les élèves) et plus exactement en braquant la focale sur un objet peu à peu entré dans le quotidien de l’évènementiel dans toute sa diversité : l’éco-cup. Ce que je soutiendrais ici est qu’il est vain d’imaginer qu’un « catéchisme » écologique moralisant puisse avoir un effet durable, justement, où alors celui de braquer ceux à qui il est adressé. Il me semble également qu’une absence de prise en compte des angoisses que peuvent faire naître certains discours (aussi rigoureux soient-ils), sur les enjeux environnementaux soit contre-productive. La question ne semble pas être « comment rendre les gens écoresponsables » mais bien davantage « comment développer chez chacun la capacité à penser par soi-même ces enjeux à partir de données scientifiques publiées et à choisir ensuite en conscience une palette de comportements. Pour garder ouvert ce choix, il ne faut donc ni chercher à « convertir » les individus, ni risquer de les polariser contre l’objet écologique en lui-même. Cela semble nécessiter une pensée globale de ces enjeux, ce qui implique d’admettre que le plus petit objet ou la moindre fiction peut contribuer à simplifier ou à compliquer la tâche. Mais avant tout chose, je souhaiterais effleurer la question suivante (qui mériterait un développement bien plus long que je ne le peux) : pourquoi les discours contemporains sur la limitation de l’usage des ressources peuvent faire peur ?

 

Rationnement

 

            Les collectifs humains ne peuvent se départir de leurs histoires. Ils peuvent les ignorer ou au contraire se sentir liés par elles, mais elles influent nécessairement sur leur présent. Pour y avoir un rapport autonome, il ne semble possible que de se les approprier. Autrement dit, mieux les comprendre et surtout mieux percevoir ce qu’ils impliquent aujourd’hui.

            Or, précisément, à quelle expérience historique relativement récente peut renvoyer l’idée d’une limitation de la consommation gérée et réglementée par le pouvoir politique ? Tout simplement au rationnement, que la France, pour ne prendre qu’elle,  a connu durant l’occupation et dans l’immédiat après-guerre. Or l’expérience montre que l’accès limité et réglementé aux biens ne produit pas tant la vertu générale du partage et d’une sobriété responsable, mais plus exactement une multiplication des tentatives d’obtenir quand même lesdits biens de consommation par les moyens les plus variés, avec ce que cela comporte d’injustices, de rancunes et de rancœur, de situations de tensions et de blocages. Comment, dès lors, « éduquer au développement durable » sans prendre d’abord en compte les angoisses qui peuvent naître chez l’interlocuteur, de façon plus au moins consciente, lorsqu’est évoquée l’idée l’une limitation imposée de l’accès aux biens et à l’énergie ? Comment, dès lors, considérer que ceux qui choisiraient, sans en remettre en cause le fondement rationnel et scientifique, de se détourner des communications et des prescriptions de ceux qu’ils percevront comme des oiseaux de mauvaise augure ou des gens protégés, par leur statut social ou leur lieu de vie, des conséquences pénibles de ce qu’ils prescrivent ?

            On pourrait dire que la contrepartie à l’adage selon lequel il ne faut « pas tirer sur le messager » serait que ce dernier se préoccupe de transmettre le message avec tact, bienveillance, pédagogie, en traitant les peurs de son auditoire ni comme des tares ni comme quantité négligeable mais comme la première donnée à prendre en compte du problème auquel il se confronte. Un chercheur qui diffuse ses travaux hors de son premier cercle de pairs et d’ « initiés », plus encore lorsqu’il entend assumer une parole publique, a ce dangereux privilège d’être à la fois le concepteur et le transmetteur du message. Il ne peut donc se départir, si grand que soient ses efforts pour tendre à cela, d’une part de subjectivité, d’implication personnelle dans le contenu comme dans le contenant du propos. Être bienveillant avec le récepteur potentiel du message, prendre acte de sa propre subjectivité, de ses peurs, de ses réticences, et non uniquement de la nécessité de présenter une progression méthodique et un déploiement rationnel du propos, est peut-être la condition pour être pleinement entendu (ce qui ne signifie pas, bien sûr, immédiatement obéi, mais plutôt que le récepteur s’approprie le propos transmis). En d’autre terme, il s’agit de rendre le savoir rassurant et la « vertu », ou ce que l’on perçoit comme tel, désirable. Une démarche qu’illustre à mon sens de façon exemplaire le remplacement des gobelets jetables en plastique par les verres rigides réutilisables baptisés éco-cup.

 

Éloge de l’éco-cup

 

            La logique de l’éco-cup personnalisée ne fait au fond rien d’autre que de reprendre à nouveaux frais et avec une perspective environnementale un principe de base du merchandising que, dans la double planche éponyme, M. Gotlib avait croqué savoureusement en son temps.

 

M. Gotlib, Rubrique-à-brac ; tome 5. (1974, p.46)

 

            Le gobelet en plastique était par excellence un objet « négligeable » (or, considérer ainsi un objet n’est assurément pas le meilleur point de départ pour envisager qu’il puisse avoir, à quelque niveau que ce soit, des effets « considérables ». Allons plus loin. Terne, uniforme, semblable à tout autre, éphémère par essence, pourquoi se préoccuper de sa fabrication, et donc par corollaire de son élimination ou de son recyclage ? Il est fait pour qu’on ne le remarque pas, pour que l’on n’y pense pas. On peut aller « prendre un verre », on ne va pas « prendre un gobelet ». L’éco-cup, lui, a tout pour qu’on le « considère » : il est payant (il a donc, symboliquement, une « valeur ») ; il est « personnalisé » (donc il dit quelque chose du sujet qui le possède, le garde, l’expose dans son buffet : est-il allé aux concerts de Springsteen, préfère-t-il le jazz, la variété française, le rap conscient ?) ; il est « durable », donc support potentiel de rapport mémoriel (celui de l’évènement culturel où l’on a rencontré un tel, celui de la trentième édition de la fête des cerises ou des goujons initié par quelque aïeul, celui, tout simplement, que l’on a ensuite gardé comme verre à dent…). Il prend acte, en quelque sorte, du mode de rapport d’un individu contemporain avec le monde qui l’entoure.

            Ajoutons à cela des avantages pratiques. Il se trouve sans doute peu de monde pour regretter le fameux enchaînement bien connu de ceux qui ont à la fois quelques années et quelques concerts derrière eux : bousculade légère au moment de quitter la buvette pour regagner la scène, crispation réflexe des doigts autour d’un gobelet en plastique bien peu solide, ébouillantage ou empoissage des doigts (selon que vous soyez amateur de café ou de soda), rage à l’idée de devoir trouver une poubelle à la hâte et fin du concert en esquissant un rictus ou en devant décoller ses doigts de la paume opposée à chaque applaudissement… Alors certes ces considérations tiennent davantage au confort de chacun qu’à une méditation sur le Bien de tous, mais viser le second en partant d’une compréhension des conditions du premier peut être un choix responsable et lucide.  Autrement dit, faire durablement adopter un objet pensé comme pouvant à la fois recueillir l’approbation intéressée des utilisateurs et leur permettre un comportement « vertueux » avec l’avantage considérable qu’ils peuvent le faire de manière désintéressée ou plus exactement sans y penser. Or quel meilleur départ dans une relation pédagogique que de faire remarquer aux individus ce qu’ils font et savent déjà, et qu’ils en savent peut-être plus qu’ils ne pensent ? De plus, admettre le pluralisme des conceptions du bien caractéristique des démocraties libérales actuelles, c’est admettre que le sort des tortues luths et autres « plasticovores » occasionnels puisse être objet de préoccupation pour certains et d’indifférence pour d’autres. Démocratiser l’agir sur ce point, c’est le rendre accessible y compris à ceux qui choisiront le plus subjectivement du monde un objet plus pratique et plus esthétique (et plus « vertueux ») qu’un objet ne présentant pas les mêmes qualités pratiques (et moins « vertueux »). Il n’y a ainsi pas les rationnels contre les irresponsables, mais une symétrie première dans la relation qui permet ensuite un échange entre le profane et l’expert, entre l’engagé et le distant, qui ne soit pas une relation asymétrique sur le plan « moral » mais uniquement du point de vue de la scientificité des savoirs énoncés.

            C’est aussi, et nous retrouvons ici les préoccupations de transmission qui ont occupé la première partie de cet article, une pierre apportée au socle sur lequel construire ensuite un dialogue rationnel sur les enjeux environnementaux et les comportements que leur prise en compte peut impliquer. Si le mot même d’écologie ne renvoie qu’au rationnement, à l’interdiction, ou à la volonté de culpabiliser le consommateur, le chercheur qui intervient sur un sujet scientifique y ayant trait avance en terrain glissant, voire impraticable. Pour l’illustrer, disons que tenir un propos sur l’analyse des chaînes de recyclage dans une ville est plus aisé et fécond face à quelqu’un qui se réjouit de sa collection d’éco-cup marquant chaque année de son festival de musique préféré que face à une personne dont les poubelles n’ont pas été ramassées plusieurs fois de suite car émettant un bruit de verre non règlementaire…

 

Limites et équilibres

 

            Il y a bien sûr des limites à une telle logique, dont P. Desproges a donné en son temps, dans les brèves qu’il publiait dans le journal L’Aurore, une illustration subtile :

 

« Police se goure :

Pratiquement ruinée, la police de Baltimore a interrompu une expérience anticriminalité. Elle offrait une prime de vingt dollars à quiconque apporterait une arme à feu au commissariat. En moins d'un mois, tous les armuriers de la ville ont écoulé leur stock de pistolets à neuf dollars. » (1990, p.80)

 

            Une position d’équilibre semble être proposée par H. Jonas, dans son ouvrage majeur et considéré comme un jalon important de la réflexion éthique contemporaine, tout particulièrement face aux enjeux regroupés sous le vocable « développement durable ». Il écrit :

 

« La vertu n'a pas besoin d'être aisée, mais son prix ne doit pas être trop élevé et par conséquent hors de prix pour la majorité. Par ailleurs on souhaite que sa lumière brille de préférence de son propre éclat, plutôt que de se détacher sur le fond sombre du vice, bien que ce soit alors qu'elle brille avec le plus d'éclat (…) [N]ous parlons du grand nombre, non du petit nombre [et] là vaut le principe que, les hommes étant ce qu'ils sont, la vertu doit être encouragée et non pas découragée » (1990, p.318).

 

            Faire preuve de pédagogie, lorsque le contenu culturel, scientifique, que l’on souhaite transmettre est apte à faire peur à tel ou tel des individus auxquels il doit être communiqué, c’est peut-être simplement garder présent à l’esprit cette prescription d’H. Jonas. Apprendre, comprendre, s’approprier, nécessite toujours un effort, mais un effort qui doit pouvoir, aujourd’hui, être consenti. Le consentement précède l’effort, autrement dit. Se préoccuper du consentement, c’est ne pas rendre « hors de prix », infaisable, le pas qui permet de dépasser, même temporairement, les angoisses que l’évocation d’un sujet complexe peuvent faire naitre. Ne pas oublier qu’un résultat scientifique pouvant contribuer à des mesures impactant la vie quotidienne des individus comme les dimensions les plus profondes de leur existence ne peut pas être reçu dans sa scientificité brute, celle qui risque fort de rebuter, de décourager, de braquer.

Ouvrages cités

Blais, M., Gauchet, M., & Ottavi, D. (2016). Transmettre, apprendre. Paris : Arthème Fayard / Pluriel.

Boimare, S. (1999). L'enfant et la peur d'apprendre. Paris : Dunod.

Gotlib, M. (1974). Rubrique à Brac tome 5. Paris : Dargaud.

Jonas, H. (1990). Le Principe responsabilité. Paris : Les Editions du cerf.

Prairat, E. (2017). Eduquer avec tact. Paris : ESF.

Saint-Exupéry, A. d. (1999). Le Petit Prince. Paris : Gallimard.