Redécouvrir l’otium ?

Publié par Camille Roelens, le 25 août 2018   1.8k

L’objet de ce texte est de discuter la pertinence d’un réinvestissement de la notion antique d’otium, ce « loisir studieux » pratiqué par les élites grecques. Cette démarche répond à deux exigences : tenter de sortir de la logique du tiers exclu entre « travail » et « loisir » dans l’éducation, et penser les conditions optimales de possibilité d’une autonomie consistante des individus. La « vie bonne » (possibilité pour un individu de s’accomplir et de se sentir épanoui et heureux) était, dans la démocratie grecque antique, réservée à une élite, celle des citoyens, hommes, propriétaires, maîtres dans leur demeure (famille et esclaves) et donc libres dans l’espace public et pouvant pratiquer le loisir studieux. L’ambition des démocraties contemporaines est de permettre à tous et non plus à quelques-uns de choisir leur « vie bonne », d’être des individus autonomes ayant droit au bonheur. Le loisir studieux peut être est un des moyens d’y parvenir, intégré à cet incontournable du devenir humain et du devenir autonome qu’est l’éducation.

 

L’autonomie pour tous ?

 

            J’emprunte ma définition de l’autonomie à P. Foray : la capacité d’une personne de se diriger elle-même dans un monde de culture, où elle est capable d’agir, choisir et penser par elle-même[1]. L’autonomie est donc à la fois complexe et vulnérable, mobilisant des habiletés, des conditions, un soutien social, mais aussi une capacité à comprendre et s’approprier une culture qui nous englobe et nous précède. Le choix de l’autonomie est celui de laisser chacun choisir en conscience le cheminement qui le rendra heureux dans ce monde de culture. Il faut donc avoir eu le loisir de découvrir ce monde et la médiation nécessaire pour apprendre à son contact. L’autorité de l’enseignant, dans ce cadre, est légitime dans la mesure où elle autorise chacun à être pleinement auteur de ses choix et de son parcours de vie dans le monde.

            Je me propose ici d’esquisser une mise en œuvre de l’otium à l’école via deux des multiples formes qu’il peut prendre : la constitution par l’enseignant d’un corpus de bandes-dessinées pour favoriser l’entrée des élèves dans la culture historique et écrite, et un dispositif baptisé « promenade des onglets », visant à rendre l’élève capable d’un mouvement autonome dans un espace éminemment contemporain : la sphère numérique. Autant d’enjeux concrets du métier d’enseigner aujourd’hui.

 

Un monde de culture

 

Ni roman ni oubli : le mémoriel

 

            Il semble difficile d’envisager l’autonomie sans capacité pour les individus de connaître et de comprendre un passé historique qui irrigue et modèle le monde présent dans lequel ils vivent. La lecture et l’étude de bandes dessinées historiques peuvent contribuer à construire cette capacité[2]. Cependant, très peu de ces œuvres ont une visée didactique, et le bon usage pédagogique que l’on peut en faire dépend de la capacité de l’enseignant à constituer un corpus pertinent et à l’analyser lui-même en amont pour « repérer le chemin » de la quête du sens, de l’interrogation des représentations, et ensuite permettre aux élèves de l’emprunter. Si l’expérience démocratique peut consister sur ce point à avoir les moyens d’un rapport singulier et critique au passé, sans oubli ni adhésion automatique (que je qualifie ici de « mémoriel »), permettre aux élèves l’accès et l’emprunt libre à un corpus pédagogiquement pensé et constitué, en offrant à chaque fois que l’élève le demande la possibilité d’un éclaircissement ou d’un étayage, semble pertinent. Eveiller la curiosité des élèves par un récit historique alliant écrit et image, et leur donner ensuite des temps et des moyens d’approfondir un élément de leur choix les ayant intéressés participe à construire la capacité « mémorielle ». L’enseignant joue alors le rôle de médiateur entre la culture historique et l’élève, explicitant et faisant des liens avec les attendus du programme, mais offrant aussi la possibilité à chacun de s’emparer d’une thématique qui l’interroge.

 

Goûts particuliers et culture générale

 

            De plus, l’approche proposée allie l’exigence analytique et préparatoire de l’enseignant et l’ouverture sur un intercesseur culturel perçu par l’élève comme plus accessible. Dans un monde autonome, il semble que la « culture savante » ne doive pas être pensée en opposition à la « culture populaire » mais bien en complémentarité. La notion de loisir studieux semble permettre de penser le développement culturel en faisant part à toute la pluralité des intercesseurs culturels disponibles, dont la bande-dessinée. La conception des attendus programmatiques en histoire des arts, arts visuels, littérature, histoire, EMC[3]à l’école permettent tout à fait cette approche.

            L’otium permet de ne pas opposer culture scolaire et culture non scolaire en développant une perspective de « culture générale »[4]. Tout ce qui permet de mieux comprendre et mieux se comprendre mérite d’être abordé, dans le respect de la singularité de chaque objet culturel. Si chacun était reconnu dans ses goûts particuliers, et conscients de leur inscription dans un monde de culture infiniment plus vaste, il serait plus aisé qu’il reconnaisse comme légitime l’autorité de celui qui est chargé de transmettre : l’enseignant.

            À ce titre, une occasion méritant pédagogiquement d’être saisie est celle où un objet culturel évoqué par un élève (bande-dessinée ou autre) peut être relié « inter textuellement » à d’autres œuvres inconnues des élèves. Les mythologies antiques ou nordiques ont par exemple inspiré nombre de productions culturelles contemporaines à destination de la jeunesse. Or, quoi de plus valorisant pour l’enfant que lorsque le pédagogue explicite ce qu’il connaît déjà partiellement, sans en avoir totalement conscience ? Lisant pour le plaisir, il réalise avoir également lu pour se cultiver.

 

La promenade des onglets et le pédagogue

 

            Aborder l’éducation au numérique via l’otium peut aider l’enseignant à progresser dans sa réflexion et sa pratique. La critique des effets du numérique est fréquente. Cependant, il semble douteux que l’influence de ces outils puisse être remise en cause et qu’il « suffise » de le vouloir pour limiter leur place dans nos vies. L’enjeu serait alors pour l’enseignant non pas d’opposer le livre et le travail à l’écran et au loisir, mais de proposer une alternative médiane : une « promenade des onglets » studieuse, médiée par un adulte expert, là où un simple zapping sans interaction ni but pourrait être stérile. Le pédagogue antique menait l’enfant sur le chemin de l’école, le pédagogue de l’ère du numérique peut, à l’école, accompagner un cheminement sur Internet. Comment, alors, aider l’élève à tenter de se diriger lui-même dans un environnement numérique, mu par un but ?

            Il me semble que l’on peut agir en rendant la recherche studieuse désirable et en suscitant la curiosité. La proposition selon laquelle il n’y aurait que quelques clics entre une page web consacrée à un manga connu des élèves et une page consacrée à un attendu du programme d’histoire ou de français peut être contre-intuitive. Il n’est pas rare que les élèves la mettent en doute et, donc, veuillent la vérifier en retrouvant le « chemin » qui permet ou non d’y arriver. Ce réinvestissement de la structure du labyrinthe impose, pour progresser, une lecture à la fois fine et ciblée. Au fil des pages, une culture générale se construit, solidifiée par les liens logiques à faire entre les éléments pour progresser. Laisser les élèves accéder à quelques ordinateurs (avec les sécurités nécessaires en milieu scolaire, l’ENT[5]peut aussi être un outil précieux) s’ils le souhaitent aide à rentrer dans ce qui constitue une racine du loisir studieux : interroger une source pour mieux comprendre le monde et s’y épanouir plus aisément.

            Notons que ce deuxième dispositif se couple aisément avec le premier, le travail de compréhension inhérent à l’abord d’un corpus de bandes-dessinées historiques peut mobiliser les outils numériques, et ces deux pratiques pédagogiques mettent en lumière un même fait : on ne lit plus aujourd’hui que dans les livres, mais les autres supports exigent également une bonne maîtrise des capacités de lecture.

 

Perspectives

 

            Le loisir studieux tel qu’esquissé ici définit davantage un mode de rapport à la culture (que l’individu peut réinvestir partout) qu’un mode pratique d’organisation. Il est donc soluble dans plusieurs formes d’éducations scolaires et familiales, dans le respect des libertés pédagogiques et éducatives de chacun. Il est un moyen de construire pour tous une autonomie qui ne soit pas subie mais vécue consciemment et où la « vie bonne » est possible. La notion d’otium permet aussi, étymologiquement, de se démarquer d’une vision « économiste », qui consisterait à faire de la plus forte employabilité possible de chaque élève à la fin de son cursus l’objectif premier et majeur de l’éducation. En effet, le mot même de « négoce » vient de neg-otium, ne pas pratiquer le loisir studieux mais la recherche du profit et de la rentabilité. Si l’accès à l’indépendance économique est un enjeu majeur de l’entrée dans la vie adulte, faire ce choix dans l’éducation revient aussi à choisir à la place des futurs adultes une forme de « vie bonne » donnant la priorité à la réussite économique sur d’autres considérations. Introduire l’otium dans l’école, c’est aussi prioriser l’autonomie morale et intellectuelle pour tous.

[1]Foray P. (2016), Devenir autonome. Apprendre à se diriger soi-même. Paris : ESF. pp. 19-22

[2]Ory, P. (2013). L'histoire par la bande? Le Débat, n°177, pp. 90-95.

[3]Enseignement Moral et Civique

[4]Tavoillot, P.-H. (2007). Qu'est-ce que la culture générale ? Le Débat, n°145, pp. 15-23.

[5]Environnement Numérique de Travail